Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Prix littéraire Gaston Welter

Prix Gaston Welter ex aequo :

10 Mai 2016 , Rédigé par Mairie de Talange Publié dans #Texte lauréat, #Lauréats

La chambre de Jeannette


C’est un lundi d’octobre, le ciel est gris comme le paradis, il pleut.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre la grisaille dans les arbres qui se déshabillent. Un petit vent soulève les feuilles jaunes, elles chutent en tourbillons tristes. Elles se bercent, avant, arrière, puis retombent dans un souffle d’oreiller. La nature est une grande couette de plumes, il sera bientôt temps d’y dormir.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre, les infirmiers fument des cigarettes en parlant de leurs histoires. Elle a encore toute sa tête, mais son oreille résiste, dure de la feuille, elle n’entend que des bribes.
Ça la rend un peu triste, mémé Jeannette, elle ne saurait pas très bien dire pourquoi. Elle aimerait entendre une fois une histoire en entier, tiens celle d’Yves avec la coiffeuse d’en face.
Yves, c’est lui qui s’occupe d’elle, qui la lave et qui la change. Pendant qu’il fait ça, parfois, elle pense qu’elle est la coiffeuse d’en face, ça lui fait des frissons et ça fait penser à autre chose. Mais la plupart du temps, elle se sent comme un haricot qu’on aurait oublié au frigo ou elle se sent rien, un grand rien qu’on aurait oublié entre quatre murs. L’autre jour, sous la douche, elle a uriné sur lui. Elle a baissé les yeux et s’est mise à pleurer doucement. Yves n’a rien dit, il a continué comme si de rien n’était. Quand la douche a été finie, les yeux d’Yves se sont attardés dans les siens, il y avait quelque chose de doux à l’intérieur.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre. Au-delà du parc, la petite ville de Merlimont. Des rues, du vent, la mer, du sable. Le nom des rues ici ne lui évoque rien, la mer, ça ne lui parle pas. C’est beau, c’est vaste, des cerfs-volants, un restaurant avec des baies vitrées qui donnent sur la mer, le paradis. Mais c’est le Nord, il fait froid, le vent souffle tout le temps, pas une minute de pause, il siffle aux oreilles et soulève les cheveux. Elle se souvient, avant d’être à la maison de retraite, les promenades interminables en fauteuil poussée par un quelqu’un, jamais le même. Des filles jeunes avec l’accent du Nord qui fument des cigarettes dès qu’elle sont dehors. La fumée portée par le vent qui vient se coller aux narines. Tout le temps de la promenade, elles sont au téléphone, elles parlent fort à leurs copines, c’est tranquille comme boulot, la vieille, elle peut pas parler, non, elle bouge pas non plus. Elle sent mauvais, c’est juste ça, mais quand on est dehors ça va. Un jour, l’une d’elle avait donné rendez-vous à un petit copain, serveur d’une brasserie en bord de mer. Attends-moi là, elle a dit au copain. Elle a posé mémé Jeannette dehors entre deux palmiers et l’a laissée face à la rue. Le vent soufflait dans son dos, ça a duré des heures. Mémé Jeannette a pensé à son enfance, les heures passées à dessiner sur un coin de table pendant que les parents jouaient aux cartes avec les amis. Ah t’étais là ma petite, on t’avait oubliée, tu es tellement discrète, il faut t’affirmer un peu sinon qu’est-ce que tu vas faire de ta vie.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre qu’est-ce qu’elle va faire de sa vie.
Parachutée ici. Pas d’enfants, son corps fripé comme une feuille d’automne, sans bouger va sans bouger.
Ses yeux qui pensent, sa parole qui ne vient plus.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre, dès fois, elle aimerait sentir la douceur des roses, l’amertume du lys. Il y a longtemps, elle était fleuriste. Elle avait un magasin sur un grand boulevard parisien. Un magasin qui marchait bien, qui s’était fait un nom, livraisons, commandes, réceptions, mariages, naissances. Tout son temps passé dans les pétales, les épines, les tiges, les feuilles, les couleurs et cette odeur d’humidité. Tout son temps, alors pas d’enfants. Toute seule maintenant mémé Jeannette à regarder la pluie. Jeannette n’aimait pas les mémés. Quand elles entraient dans le magasin, elle les trouvait trop vieilles trop lentes trop fripées, moi je ne serai jamais une mémé, je serai vaillante, je suis bien entourée. Bien entourée, mais les amis barrières sont morts les uns après les autres, les poteaux de la clôture sont tombés, ne reste qu’un immense champ vide.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre, ses yeux s’accrochent aux oiseaux, tiens un rayon de soleil. Ça arrive souvent ici, il pleut il fait beau il fait beau il pleut. Elle habitait à Paris dans un grand appartement à côté des Halles, elle a reçu toutes sortes de gens. Elle n’en avait que pour Paris, son remue-ménage, ses trépidations, son métro glissant, ses heures de pointe, ses chauffeurs de taxi. Elle a voyagé, beaucoup. Un jour son corps s’est arrêté, il n’a plus voyagé du tout, quelqu’un ou quelque chose a appuyé sur le bouton off, tout s’est éteint dedans, c’est peut-être quand Madeleine est morte.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre, le soleil s’étale désormais dans les feuillages rouges et or, il y a de l’agitation, ça sent la cuisine. Il doit être 11h30, c’est l’heure où on mange. On va venir la chercher, la descendre par l’ascenseur, la poser à une table avec plein d’autres vieux impotents dans des fauteuils. Ils sont regroupés dans une salle, une aide soignante par personne. Les vieux ne peuvent plus bouger ou parler ou ont perdu la tête, ils lancent des borborygmes aux visages des aides soignantes en recrachant leurs purées. Les aides discutent entre elles. Attention à la purée, Monsieur Dubois, tenez-vous tranquille cette fois. Parfois certains sont privés de dessert.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre, l’étendue du désastre. Madeleine est morte d’un infarctus dans un fauteuil du salon de leur maison. Madeleine, son amour, sa compagne. C’était un jeudi de juillet, elle s’en souvient, il faisait tellement chaud. Elle rédigeait une commande dans le bureau, elle est sortie de la pièce pour se faire un thé. En passant dans le salon pour aller à la cuisine, elle a senti le grand silence. Elle s’est arrêtée. Madeleine, elle était morte sans rien dire, sans encombrement, un livre de Dostoïevski à la main. Après, mémé Jeannette a traîné ses pieds dans les rues et les choses de la vie, et la fadeur du monde a tout enveloppé.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre, les croix grisâtres qui dépassent comme des têtes aux yeux écartées. Elle sont les gardiennes de la maison de vieux, elle sont le loup de leur monde, si vous ne mangez pas votre dessert vous finirez au cimetière. Mémé Jeannette est nostalgique, si elle pouvait, elle ne mangerait plus aucun dessert, elle ne mangerait plus du tout, mais elle est condamnée à avaler du bon dessert au chocolat, à vivre.
Mémé Jeannette regarde le plafond. C’est le début de l’après-midi, l’heure de la sieste. Yves est venu la chercher, l’a amenée à la cantine. Aujourd’hui, en dessert, c’était banane flambée, elle a tout mangé. Après le repas, Yves l’a allongée sur le lit, elle est censée dormir. Elle compte les rainures et les fissures, il suffit qu’on lui demande de dormir pour qu’elle n’arrive pas à le faire. Elle s’ennuie, elle se chante des chansons comme quand, enfant, elle était malade et que personne ne venait la voir. Dans son lit, elle s’inventait des mélodies, elle se souvient avoir travaillé pendant deux jours c’est la mère Michèle qui a perdu son chat en inversant toutes les syllabes, C’est la chère Mimèle qui a cherdu son pat...aujourd’hui encore, elle peut chanter cette version sans une erreur.
Mémé Jeannette regarde la télévision. Après la sieste, c’est l’heure du jeu de lettres sur un grand écran plat. Elle n’entend pas bien, elle se laisse porter par les images, souvent elle décroche, parfois même elle s’endort. Alors mémé Jeannette, on vient juste de faire une sieste !
Dehors, le jour décline, la pluie est revenue, le vent s’est levé, les arbres frémissent, les oiseaux fuient. Mémé Jeannette rêve qu’elle se lève de son fauteuil. Excusez-moi, elle passe entre les vieux, rentre sa main dans l’écran, appuie sur le nez du présentateur, la télé s’arrête, l’écran devient noir et vide comme la nuit.
Mémé Jeannette regarde par la fenêtre, la nuit est noire et tombée. Yves l’a ramenée dans sa chambre après le repas du soir. Il appuie sur le bouton du store électrique qui descend en grinçant. Derrière la vitre maintenant, un monde blanc à rayures parallèles. La chambre se rétrécit d’un coup, la lumière blafarde du néon donne à Yves un air fatigué. Il soulève Jeannette de son fauteuil, l’allonge sur le lit, la pommade pour les escarres, le massage des mollets, la chemise de nuit, une grande chose ample comme un fantôme, son corps fluet censé se mettre dedans.
Bonne nuit et Yves s’en va, fermant la porte d’un coup sec.
Mémé Jeannette regarde le plafond.
Elle ne dort pas, elle se chante des chansons.
Des chansons anciennes qu’elle se fredonne doucement
Ce soir j’attends Madeleine, j’ai apporté des lilas
Dans sa tête, ça chante tellement fort que le sommeil ne vient pas.
Madeleine, c’est mon Noël, c’est mon Amérique à moi.
Et quand le sommeil vient soudain,
Ses yeux ne se ferment pas.
Ils restent grands ouverts...
Sophie David


Ainsi passent les jours (Asi pasan los dias)


La pluie tombe depuis trois semaines, la rivière a encore gonflé et il faut encore déplacer la cabane un peu plus haut. Défricher, creuser l’argile, enficher les bois porteurs mouillés et glissants, se vautrer dans la boue, repositionner le feuillard, étaler les branchettes sur le layon -au moins jusqu’aux latrines- faire tout ça et le reste maintenant, sans y penser, parce qu’y penser ça décourage et le courage je sais plus où il se planque.
Quand j’ai rencontré Pauline je jouais encore du piano dans un resto banlieue ouest, bouffe de bourges genre grande assiette porcelaine octogonale végédesign avec trois haricots, deux petits pois, une lamelle de carotte pour le vif et un trait de sauce jaune. Gastronomie minimaliste et papilles en berne. D’un point de vue artistique c’était pas Alcimboldo, d’un point de vue gastronomique j’appellerais ça une dégoûstation. Au piano, j’improvisais jazz décontracté because le talent décalé et la facilité inachevée, avec des éclats brisés ça et là . Trois ans que ça durait. Un soir de janvier post-fêtes, glacial, noir et déprimant, un verre s’est fracassé, Pauline a titubé de la table proche du piano où elle avait soupé liquide en compagnie de deux trous du cul élevés en école de commerce, agrippa le SM58 qui ne me servait plus qu’à annoncer et chanta. La jungle et le désert, un torrent et des vagues. Elle miaulait, feulait, agrippait les branches, surfait le tube, dévalait la dune et se retrouvait dans le bus après un scat barré démarrant free-java pour virer passo-bop. Féline, douce, rauque et rock, susurrée, murmurée, calibrage de tympans, préchauffage des marteaux, bref ça m’a tué. Détail sublime, touche irradiante, harmonie cosmique : elle n’avait pas touché à son assiette.
Signe évident de lucidité. Pas du genre cinq fruits et légumes par jour , flûte !... aujourd’hui je n’en ai consommé que quatre !... c’est grave, doc ? Hygiène alimentaire de tout premier ordre: pas de légumes, pas de fruits. Cinq viandes par jour, cuisine au saindoux, bol de viandox au petit déj...
Perso j’ai souvent un sandwich au pâté de campagne au fond du cartable où s’entassent mes partitions. Réaction psychogène à un boulot alimentaire dans un resto qui ne l’était pas. Ce soir là à 2 bouteilles moins le quart de Château La Caderie elle est montée dans ma vieille citron dont le cardan gauche claquait comme la caisse claire de Sunny Murray. J’ai pas refermé le piano et roulé tranquille, 160 BPM dans la poitrine, jusqu’à Malakoff où un ami plasticien me sous-louait son atelier d’artiste depuis un départ pour une méditation prolongée dans un ashram du sous-continent indien, au coeur d’une région réputée pour la qualité de ses produits à inhaler. J’ai ouvert un flacon de Limoncello, une boisson artisanale confectionnée par un cuisinier-paysan du Périgord avec du citron, du sucre, de l’alcool pharmaceutique à 90° et de l’eau distillée . C’est une question de proportions. Il y met vraiment beaucoup de citron. Pauline n’était pas allergique à la vitamine C, ça m’a tout de suite sauté aux yeux. Depuis cette soirée on s’est fait des bleus, des câlins, des poutous, collé des baffes, on s’est mordu les dents, frotté les lobes, léché les crottes de nez et bu nos larmes.
On a marché, trébuché, boitillé, on s’est perdu, égaré, retrouvé, et on s’est couru après et avant. C’est un peu comme ça que j’ai échoué ici. Mais je vais la retrouver. Sûr. Quelques petites choses à régler et nous filons vers un autre endroit, une autre vie. On va se marier et avoir 5 enfants. Non, là je déconne, c’est pour vous faire marcher. Je sais aussi comment ça va se passer, elle va me jeter ce qui lui tombera sous la main: une bouteille, un appareil photo, une brique, une poignée de boulons, un poulet fermier, l’intégrale de Johnny, elle va enfiler des espadrilles et disparaître. Je crie casse-toi, je patiente trois nuits ou deux heures mais je claque la porte derrière moi et je prends le prochain bus à sa poursuite. Faut être con. On me l’a déjà dit...
Chaque pelletée de boue est soigneusement répartie de chaque côté d’une rigole pour évacuer la flotte qui tombe glacée, coule partout, sur les feuillages, sur la clairière, partout, crépite sur le fleuve, dégouline sur mon chapeau, sur mon cuir fourré et graisseux, sur mon visage, s’écoule sur mes jambes, dans les godasses, partout. Des larmes de pluie. Partout. Il fait 3°, je squatte un phare dans les cinquantièmes. J’attends, j’organise l’attente, je prépare l’éternité. Ainsi passent les jours.
La première fois le bus m’a déposé du côté de Langogne, en Lozère. Froid. Humide. Je l’ai récupérée qui gardait des salers sacrées d’une demi‑tonne dans une ferme écotechnique. Muette.
Elle buvait un bol de café soluble. Depuis la table de la cuisine on voyait le ciel gris par un soupirail de fonte. J’ai pris un verre, touillé un soluble et me suis assis. On est resté là un moment.
Silencieux. J’ai pris sa main et elle a posé sa tête contre moi. Je respirais ses cheveux. On a laissé ses affaires là. Plus tard, à Sète, la fenêtre de la chambre ouvrait sur le port. On mangeait n’importe quand. Quand la faim nous poussait dehors. L’odeur du port, gas-oil, iode, mouettes... l’air qui giflait en février. On remontait vite les escaliers pour se jeter sur le lit. L’hôtel était désert. Ainsi passaient les jours... Ce matin là, en montant l’escalier, j’ai eu un frisson. L’hôtel était encore plus désert que d’habitude. Le courant d’air saturnien me glaça les vertèbres. La porte de la chambre baillait. Je me suis allongé sur le lit. Enfoui mon nez dans son oreiller. Deux mois après, un contrebassiste improvisateur que j’apprécie pour sa version hardcore d’ « O Sole Mio » croyait l’avoir aperçue dans un pintxos à la Tamborrada de San Sebastian. « Pas sûr‑sûr... ce soir là tu sais, j’avais bu... - comme ce soir ?... - comme ce soir... Quizas, quizas, quizas »... J’ai roulé toute la nuit et le matin je l’ai retrouvée sur cette place cernée de balcons numérotés. Elle buvait un vin épais et noir. Elle m’a sourit. Pas surprise. Une larme a vogué sur sa joue. On s’est embrassé comme pour toujours. Une hirondelle en cage ça n’existe pas, alors on a volé ensemble à travers la Galice vers le cap Finistère...
Luarca, San Esteban de Pravia, Muros, Malpica... Là où il y avait un piano et un patron accueillant, on se posait 2, 3, 8 jours, et puis fallait chercher un autre piano pour qu’elle puisse bouger et chanter. Sa voix me filait toujours le spleen comme la toute première fois. Sa voix. On passait des heures à marcher le long de la mer. Le vent et sa voix. Le vent. S’asseoir et regarder les vagues.
Infinies. Les ondes, les frissons sur toute la surface, du creux à la lèvre. C’était nous cette écume. Sa voix. Fondre l’un dans l’autre. Dans la vie. Dans le mystère. Nos mains se serraient, se frôlaient, se parlaient. Nous n’avions pas de projet pour la seconde d’après. Juste d’être ensemble. Et bouger.
Bouger pour se mettre à l’abri. Nous préserver de toute incursion extérieure. Nous deux. Nous deux et les autres. On se reconnaissait et on se déchirait les lèvres. A la Casa de Mariquinhas, dans le vieux Porto, il n’y avait que des guitares. De celles qui jouent le blues de la mer. Elle a chanté et dansé toute la nuit en me brûlant les yeux... J’ai su... Saudade. Au petit matin elle a disparu dans des bulles de vinho verde. Au coin de la rue chez Joao j’ai mangé un sandwich baccalao et bu un flacon de rojo. Rouge sur blanc, tout fout l’camp. Je ne suis pas retourné à la boite de fado. Pas la peine. A l’envol les papillons ne laissent pas de traces mais en l’air ils nous fascinent... Elle voulait regarder l’estuaire, l’océan et le ciel comme les explorateurs il y a cinq siècles. J’ai filé sur l’autoroute pour Lisbonne. La Tour de Belem. Je savais qu’elle avait marché là hier soir ou ce matin . J’ai fait dix fois le tour du monastère des Hièronomytes. De combien l’avais-je manqué ? Quelques heures, quelques minutes ou quelques secondes... Je dormais sur la banquette arrière de la DS. Il y avait son odeur.
J’avais retrouvé une boucle d’oreille et un long cheveu sur l’appui-tête. J’entendais une voix, une musique. Asi passan los dias... C’est Ciego qui jouait de l’accordéon avec des lunettes noires et une canne blanche au bord du Tage qui l’avait vu vers le port, là où d’immenses carcasses d’acier chargeaient marchandises et gens vers l’outre-mer. J’ai arrêté d’arpenter le monastère. Une cigogne noire est passée dans le ciel. Dans un bistrot du quai où je tenais un piano de contrebande accordé par un docker ivre j’ai rencontré cet hollandais madérisé beuglant « Asi Pasan los Dias ». Il avait fait le voyage avec elle sur un porte-container. Elle bossait à la cambuse et chantait en préparant les légumes. Une voix qui vous fend en deux. Le soir elle montait sur le pont. A la proue. Quand l’étrave ouvrait les vagues, ses cheveux flottaient lourds de sel. Tous les marins étaient dingues d’elle. Tous. On peut pas l’oublier. Elle chantait toujours cette chanson... Ouais elle a disparu à Porto Alegre pendant qu’on transbordait de la marchandise sur une épave chilienne. Un oiseau... Asi Pasan los Dias... Ouais, une sacrée chanteuse... Le tas de ferraille chilien ? Comment s’appelait-il déjà ?... L’Augusto, ouais c’est ça, l’Augusto, ouais, à cause du président... J’ai scotché AV sur la vitre de la citron et vendu la DS au milieu d’un carrefour à un mec qui me klaxonnait depuis vingt minutes. Il y tenait. J’ai pris un low cost dernière minute pour le Brésil. A la capitainerie du port le gros phoque avec ses breloques et sa casquette d’opérette ricanait en se curant les dents avec un couteau « l’Augusto ? Madre deus! Il fait la planche dans le sud quelque part vers Punta Arena ou Ushuaia. Faut y aller par la route... la bi-océanique... Le bus c’est très bon... oui, très bueno... » Une semaine dans ce bus à mater les paysages, la montagne, les bourgs où l’on s’arrêtait pour pisser, manger de la barbaque grillée et des beignets improbables au bord de la route, et surtout vider des Austral pas fraîches. Des heures à somnoler avec le moteur qui jouait Asi Pasan los Dias en boucle dans ma boîte crânienne. Punta Arena sentait les océans. Une ville colorée et des containers. Au « Bronco » je m’empiffrais de burgers et de bière. Un patron plutôt taciturne. Un cadre bois avec un octave à peu près juste. Ca me convenait, j’étais moi-même pas très causant. Qu’est-ce-que je foutais là ? Les jours passaient ainsi que la vie. Le taciturne me dégoupillait des Australs sur le fourneau, et moi, nassé dans ce cul-de-sac, vidé, atone, je n’attendais plus que la prochaine binouze. Puis un soir j’ai entendu ce gros steak siffler Asi pasan los dias -toi aussi ça te trotte dans la tête ? Ça te vrille les neurones ? Ses yeux d’océan, son cou de cygne. Tu l’as vue? Aperçue?... Elle chante toujours ?...
Dans les Magdalènes ? D’île en île, de caillou en rocher, toujours vers le sud ? J’ai fini la soirée avec le steak qui pleurait comme le ciel. Le taciturne m’a tendu un mix de biftons, dollars, pesos, sterlings, enfin ce qu’il avait dans la caisse. Il a décroché sa super doudoune en peau fourrée - « Tiens pour le sud, tu me la rendras quand tu repasseras ». Alors j’ai dégringolé vers le sud. Après Ushuaia faut suivre une flèche de bois qui indique « faro fin del mundo ». Les Patagoniens l’appelle comme ça. Depuis quelques semaines je vis là. Dans le phare en bois. J’aménage les parages. Je ramasse du bois, je pêche et je tape dans les provisions destinées à des naufragés comme moi. Les couleurs sont magnifiques et le vent hurle continuellement. Je marche péniblement sur de surprenants sentiers tracés par des chèvres. C’est la fin du monde, je ne bougerais plus... Pourquoi faire ? S’engourdir. Rien n’est semblable et tout est pareil. La pluie en rafales. Un vent énorme. Un vent dément. Entre deux bourrasques j’ai entendu la vie qui passe... Estas perdiendo el tiempo, pensando, pensando... C’était comme une musique dans ma tête... Asi pasan los dias y yo desesperando y tu ,tu contestando... C’était pas dans ma tête, ça arrivait entre les rafales. En gifles.
J’ai levé les yeux. Elle est apparue au bout du sentier. Dans un gros parka militaire. J’ai lâché la pelle, couru sur le sentier glissant. Il n’avait jamais fait aussi beau. Je l’aurais devinée même sous une combinaison de spationaute. Elle souriait en fredonnant Asi Pasan los Dias. La chaise électrique est moins définitive. On s’est serré pour échanger nos veines, souder nos nerfs, compresser nos coeurs. Immobiles. Longtemps. Les vagues dans les yeux. C’est sûr on va plus se lâcher. On ira tout au bout de la houle. Plus bas. Plus bas c’est la glace. Il n’y a pas de piano. On chantera. On aura chaud. Ainsi passent les jours jusqu’à la fin du monde.
Louis Mau
À Osvaldo Farrès qui a composé « Quizas, Quizas, Quizas »
Y asi pasan los dias
Y yo desesperado
Y tu,tu contestando
Quizas, quizas, quizas ...