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Prix littéraire Gaston Welter

2ème Prix d’honneur 2013 : Debout, au coin d’une rue, dans la banlieue de Kinshasa

13 Mai 2014 , Rédigé par Mairie de Talange Publié dans #Lauréats

Les jambes lui font mal.
Deux fois par semaine, le même itinéraire... et le chariot, toujours plus lourd.
A cinquante trois ans, c’était le seul boulot qu’il avait pu trouver. Ouvrier typographe de métier, obligé de distribuer de la publicité.
Ce matin, on ne sait même pas s’il pleut. De l’eau en suspension. On est en novembre. L’humidité qui perce ses vêtements le glace jusqu’aux os. Une bruine, une bruine grasse qui fait des halos autour des ampoules des lampadaires. Une belle image sans doute pour un poète, assis au chaud derrière sa fenêtre.
Il est fatigué. Pourtant, cinquante trois ans, on dit que c’est jeune, c’est presque encore le bel âge pour les hommes. Le bel âge, ça le fait rire... Tout chez lui est fatigué et inadapté. Ses baskets sont fatiguées d’avoir trop marché, crevées aux coutures. Et légères, si légères... Ses pieds y baignent dans une humidité poisseuse. Son jean usé jusqu’à la corde, tellement fatigué lui aussi qu’il n’a plus la force de s’accrocher à ses hanches... et pas de ceinture pour sauver les apparences. Son anorak n’a d’anorak que le nom. Simulacre d’anorak qui ferait éclater de rire n’importe quel eskimo, à condition que celui-ci ait émergé des vapeurs de mauvais alcool. Finalement, dans la misère, il n’est pas si loin que ça des eskimos. Mais les eskimos, ont-ils aussi froid que lui ?...
Et ce chariot qui grince que cela en est exaspérant.
Chômage... cinquante ans... fin de droits... tout part à vau l’eau...
Il y a seulement cinq ans, il n’aurait pas imaginé qu’il en serait là... distribuer de la pub... Deux fois par semaine, le même rituel. Tous les distributeurs se retrouvent dans le vaste hangar éclairé violemment. Une lumière presque blanche. Une lumière de bloc opératoire, de scialytique. Tout y est net. Les piles de prospectus proprement rangées en un labyrinthe étrange, absurde aussi puisqu’on le surplombe. Quelques humains s’y affairent, pliés en deux, à des tâches incompréhensibles. Et dans cette lumière blanche, tous ces hommes et ces femmes qui attendent : sans sexe, sans âge, sans plus aucune dignité.
Back to the past. 1900. L’embauche chaque matin, au gré de l’humeur du patron. Tous les crèves la faim devant le portail de l’usine... qui espèrent... et passée l’heure de l’embauche, tous ceux qui repartent, les épaules avachies, honteux.
A chaque fois, le cheptel est renouvelé par moitié. Lui, il fait partie des anciens. Cela fait déjà tant de semaines qu’il vient, métronomiquement. Il se rappelle sa candidature. Il n’avait pas encore compris. Après son licenciement, il y croyait. Plein d’énergie, plein surtout d’illusions, il avait suivi tout le parcours de parfait petit demandeur d’emploi. Bilan de compétence, foultitude de lettres de candidatures désespérément sans réponse, entretien avec le conseiller de l’ANPE...
Le conseiller... parlons-en... plutôt la conseillère. Pas même vingt cinq ans. Toute jeune fille qui n’a de connaissance du monde du travail que ce que les livres lui en ont dit. Naïve elle aussi. Croyant dur comme fer ce qu’on lui a appris : ceux qui ne trouvent pas de travail n’en ont pas réellement

cherché. Ou alors, le CV est mal rédigé... le CV... que d’exemplaires rédigés puis raturés par cette gamine ne se rendant pas compte des meurtrissures qu’elle lui infligeait. Son jargon pédant d’instrument décervelé, se dépêchant de s’approprier le langage pour être comme les autres, dans le moule, déjà poussiéreuse avant d’avoir été usée. Ne se rendant même pas compte de ce que sa tenue vestimentaire représentait comme affront pour lui. Légitimant son existence à travers l’exhibition de son nombril piercé et des bourrelets de mauvaise graisse de ses hanches. Croyant qu’être c’est montrer.
Après les premiers mouvements de révolte devant tant de bêtise technocratique, il s’était éteint. Il avait basculé le commutateur. Etait devenu neutre, transparent, acceptant placidement les critiques ou les propositions. S’y pliant même.
... votre annonce de technicien de surface... mes qualités... ma forte capacité d’adaptation... vous apporter mon expérience.. je souhaite intégrer votre entreprise... je suis motivé...
Stop, ça suffit. Plus d’effort pour rien.
Tenter de retrouver, une fois l’épreuve passée, sa personnalité et, cependant, à chaque fois, toujours y laisser un morceau de soi-même. A ce jeu inhumain, il perdit un boulon de conviction, une vis de dignité, tout partait à la déglingue.
Et toujours le retour dans ce hangar. A force, il s’est fait sa propre galerie de portraits.
Il y a le jeune lycéen armé d’une forte détermination. Il ne viendra qu’une fois, démoralisé avant d’avoir terminé sa première tournée. Pourtant, il avait fantasmé la fortune. La super guitare était à portée de main, à portée de boite à lettres.
Il y a beaucoup de femmes, d’âge indéterminé. La vie ne leur a pas fait de cadeaux. Les quelques euros gagnés servant à faire bouillir la marmite, à rendre le potage un peu plus goûteux ou pire, à payer la facture d’électricité ou l’ardoise au bar.
Il y a les retraités qui eux aussi veulent compléter leur pension. Eux, c’est en couple. Petites souris besogneuses. Ils comptent méticuleusement, les corps tremblotants.
Il y a enfin les clodos. Ceux là, on les reconnaît tout de suite. Ils se regroupent en troupeau. Rigolant fort, pétant même, surtout puant.
Tous des femmes et des hommes, humains... avant tout. Jeunes ou vieux mais se ressemblant tous... gris... Toute une cohorte, photographie de la misère humaine, payée pour distribuer des prospectus sur papier recyclé, qui finiront à la poubelle, voire dans les bennes de recyclage sans même avoir été feuilletés. Des prospectus qui proposent des promos. Des promos d’articles toujours moins chers pour le consommateur qui se ruera pour les acheter, croyant faire une affaire mais s’étant une fois de plus fait tromper : le t-shirt qui en une seule fois déteint, rétrécit et se déforme. C’est peut-être ça que l’on appelle les vêtements intelligents. Le lecteur DVD qui ne passera même pas un film. Seules, les fleurs en plastique tiendront... hélas...
On est début novembre et c’est déjà les catalogues de jouets pour Noël qu’il faut distribuer. A vomir. Cette fois, il y en a un qui a fait fort. Son catalogue représente la bagatelle de 360 pages. Un livre. Il va distribuer un vrai livre. Un livre qui va être jeté à la poubelle. Et ce livre, il pèse. Il va allonger la tournée. Et dans ce cas, pas de prime. Ouvrier typographe. Distribuer des livres de publicité, mal imprimés et imprimés on ne sait où.

La boite... ils ont des super mots pour montrer qu’ils sont généreux et qu’ils donnent du travail. Au début c’était arrondissez vos fins de mois. Maintenant, il faut une lettre de motivation avec un CV.
Sa tournée à lui, c’est 1 080 boites. Pour gagner 500 euros par mois, il faut qu’il fasse deux tournées par semaine. Une tournée fait 3 jours. Il s’est amusé à compter. 1 080 boites en 3 jours, cela fait 360 boites par jour. Pour 7 heures de travail par jour, cela fait 51 boites à l’heure. 2 tournées, ça fait 6 jours. Maintenant, il a un CDI avec un salaire fixe plus une commission. Il a aussi des congés payés. Mais 500 euros par mois pour un travail plus qu’à plein temps. Pour manger, s’habiller, se loger et payer sa voiture pour porter sa tournée...
Quand il se met à penser comme ça, il devient fou. Parce qu’il ne comprend plus. Qui gagne quoi dans tout ce grand jeu ? Sans doute le magasin de jouets. Mais au prix des jouets, il a fallut ajouter le prix du livre de publicité et sa distribution. Et cette distribution qui ne rime à rien. La plupart des publicités allant à la poubelle. Quel travailleur peut-il voir le produit de ses efforts aller directement à la poubelle ?
Et toutes ces boites avec ces auto collants « Publicité : non merci »... Ils se croient sans doute malins ceux-là, ou pire, éco citoyens...
Son travail consiste à mettre des papiers dans des boites à lettres avant qu’ils n’aillent directement dans la poubelle. De quoi devenir neurasthénique.
Debout au coin de cette rue, ses pensées divaguent. Certaines incongrues. Comment font-ils à New York ? Y-a-t’il des distributeurs de publicité dans les grattes ciel ? Et à Mexico, dans les taudis, on distribue aussi des livres de jouets ?... Dans la banlieue de Kinshasa, sous le soleil implacable, le long des rues poussiéreuses, y-a-t’ il seulement des boites à lettres ?...
Penser à Kinshasa illumine un bref instant le bout de trottoir sur lequel il est, statique, perdu dans ses pensées. Il voit bien la lumière du soleil. Il sent le poids de la chaleur sur ses épaules. Ses yeux involontairement se plissent pour se protéger de l’éblouissement. Il sourirait presque.
Une goutte de pluie glisse sur ses cheveux gras, lentement. Pendant une fraction de seconde, elle se retient, accrochée comme par miracle. Mais son poids l’entraîne. Elle tombe dans son cou, minuscule poignard glacé qui coule entre ses épaules. Il frissonne, revenant brutalement à la réalité.
Consciencieusement il remplit sa besace qui pèse à son épaule, charge son chariot et commence sa tournée...
...et le grincement du chariot, toujours...

Luc Doin

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