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Prix littéraire Gaston Welter

1er Prix d’honneur 2013 : La force de ceux qui n’en ont plus

13 Mai 2014 , Rédigé par Mairie de Talange Publié dans #Lauréats

Mélanie Ménage est une femme sur qui le nom de famille a exercé une influence déterminante. Dès l’adolescence, elle a quitté l’école pour briquer, astiquer, fourbir et polir. Chez les autres, car chez elle, c’est crasseux. Son logement est un taudis fait de boue et de crachat dans lequel le soleil n’ose pas aventurer un rayon, un cloaque à bon marché décrété insalubre par les services sociaux qui ont apposé un écriteau « Défense d’habiter » sur la porte. Et les choses n’ont fait qu’empirer depuis son mariage avec Pierre Pinard, homme sur qui le nom de famille a exercé une indéniable influence également.
Justement, parlons-en du Pierrot : maigre comme un clou, le visage mangé par une barbe douteuse, les dents déchaussées, les yeux vert marécage. Il boit tellement qu’il ne peut plus lever les orteils ; l’avant de ses pieds traîne à la marche. Polynévrite alcoolique, d’après le docteur, avec le chômage comme symptôme. Une bonne raison de se soûler, un moyen d’oublier la vie qu’il a. Justement, la vie, il n’en veut plus — il n’en a jamais voulu. Mais c’est l’heure de l’apéro. Au comptoir du bar qui sent la bière éventée et le chien mouillé, ce solide buveur commande sa dose avec cet accent épais du Lot-et-Garonne qui rend ses paroles incompréhensibles. Il se fichera en l’air plus tard, car le temps n’a pas usé ce prodige : aujourd’hui encore, il se sent mieux quand il sait son verre d’habitué à portée de main. Ce verre dont le contenu gâte ses moeurs déjà mauvaises, les envenime, le fait causer avec des mots salingues en tordant la gueule.
Il est treize heures quand Mélanie Ménage — épouse Pinard — revient avec des fruits gâtés que les vendeurs bradent à la fin du marché du Pin. Cette femme corpulente à la tignasse jaune javel peine à monter les cinq étages sans ascenseur de son HLM agenais. La cigarette chevillée au corps depuis l’enfance, une douleur la traverse à chaque respiration, l’oblige à faire une halte sur chaque palier. Quand elle arrive enfin devant son appartement, elle entre sans clef ; le bâti a été forcé, la porte ne ferme plus. À l’intérieur, ça sent plus fort le gaz que le renfermé. Pas normal, ça ! Elle va ouvrir la fenêtre. Au travers de ses lunettes aux verres loupes qui lui font un regard de poisson mort, elle voit un mot sur la table, puis Pierre étendu sur le sol, la tête dans le four. Elle murmure le prénom de son mari, comme si elle n’avait pas le droit de crier. « Faut pas l’ouvrir, faut jamais l’ouvrir » lui répétait sa mère avant de tomber dans le Canal du Midi. Mélanie a mal dans la poitrine ; elle a un point entre ses longues mamelles qui ballottent. Elle se sent démunie, gênée du regard vindicatif qu’elle pose sur le corps inerte autour duquel tourne une grosse mouche bleue. Elle saisit le mot et lit : Je me suis suicidé. Appelle le 15.
Son geste lui coupe les jarrets, la ramène aux pires heures de son existence, à son enfance déglinguée. Les souvenirs affluent comme une rivière boueuse qui déborde de son lit sans prévenir. Pierre a renoncé, il l’a laissée.

Elle pose ses mains sur le dossier collant d’une chaise qui supporte un instant le poids du malheur. Elle tente de comprendre, mais il n’y a rien à comprendre. Il s’est barré comme un dégonflé, voilà tout !
Elle l’a mauvaise, comme l’haleine.
Elle marmotte un « Lâcheur ! » encoléré en remontant sur son nez graisseux ses lunettes rafistolées avec du sparadrap. En même temps, ça devait arriver, se dit-elle. Alors, Mélanie Ménage — veuve Pinard — se ravise.
Après tout, c’était son homme.
Son bonhomme.
Le 3 mai, il aurait eu quarante ans.
Elle pense faire les funérailles le 1er avril. Qu’est-ce-que je vais lui mettre ? se demande-t-elle. Elle le regarde comme une formalité à effectuer quand une odeur pestilentielle lui arrive au nez. Est-il déjà en train de se décomposer ? Ses larges narines se dilatent sur les côtés ; elle connaît cette puanteur. Il a loufé ? s’étonne-t-elle in petto.
Et s’il était vivant ?
Elle s’approche, le secoue. Les paupières de Pierre tremblent. Il ouvre les yeux. Il a cet air. Cet air d’animal instable, cette sauvagerie brutale et imprévisible. Cet air qui fait peur jusqu’aux autres hommes de la famille, tant il semble capable de tout.
Sirène, remue-ménage dans les communs, cliquetis métallique.
Se décider à appeler les secours n’a pas été facile pour Mélanie. C’est que les pompiers la connaissent bien : c’est elle qui torche les vieux de l’Assistance publique. Et puis, combien de fois ont-ils enfoncé sa porte pour lui venir en aide ? Heureusement qu’ils n’ont jamais eu d’enfants, les Pinard. À grands coups de poings qu’il discute avec sa femme, le Pierrot. OEil fermé, lèvre éclatée, incisive ébréchée, bras tordu. Encore plus fou que son dément de père. Injuste et cruel comme tout enfant battu, comme tout faible investi d’un pouvoir, passant du rôle de victime à celui de bourreau.
Ce coup-ci, les hommes en uniforme sont surpris. Première fois qu’ils viennent chez les Pinard pour une TS — tentative de suicide dans leur jargon professionnel. La dernière fois, Pierre s’étouffait avec ses vomissures pendant un coma éthylique. Il faut dire que c’est du guignol, ce type-là. Persuadé que sa femme est ladre, qu’elle ne sent pas les coups.
— Et si j’étais entrée avec ma clope ? réalise-t-elle soudain.
— Vous auriez sauté avec la baraque, confirme un pompier. Une étincelle et c’est le feu d’artifice avec le butane !
Mélanie opine du chef en signe d’acquiescement, passe ses doigts dans la paille qu’elle a sur le crâne. Des doigts ? Non, des boudins pourprés

et crevassés, accrochés à des mains récureuses de plats en fer-blanc. Elle continue à dodeliner de la tête, accoutumée à faire siennes les affirmations masculines.
Au même moment, un brisement immense s’empare de Pierre Pinard. Le petit, qui pissait de trouille sous les couvertures en entendant son père rentrer, est revenu du passé. Un petit Pierre à la chair meurtrie, un Pierrot tremblant au visage plein de larmes.
Méconnaissable.
C’est à croire qu’il restera éternellement ce gamin craintif traînant sa peur partout avec lui. Mélanie lui tapote l’épaule comme on flatte un chien docile, et lui dit :
— Tout va bien se passer maintenant.
Rien ne l’y oblige, mais par habitude, ou par abattement, il lâche un « Merci » faiblard.
Aussitôt, il le regrette, se méprise.
Mélanie regarde les uniformes s’agiter autour de son homme. Se sentant inutile, elle descend au pied de l’immeuble pour fumer. Pourtant, elle sait qu’elle ne devrait pas, qu’elle a le cancer qui va avec. Elle a essayé d’arrêter. Impossible. Et maintenant, c’est trop tard. Alors au point où elle en est, autant se finir. Qu’on la laisse tirer sur sa clope en paix ! En attendant l’Alzheimer qui lui fera oublier ses poumons goudronnés. Elle espère que la maladie qui efface tout ne tardera pas, car sa langue est atteinte. Avec ce que je me tiens, c’est moi qui aurais dû me jeter par la fenêtre, pense-t-elle. Je ne me serais pas ratée, moi. Pas comme Pierrot.
Certes, il aurait pu éparpiller son sac d’os comme un puzzle auquel il manque une pièce. Mais à dire vrai, il ne voulait pas mourir. Il voulait être sauvé, au contraire. Sauvé de sa femme qui ajoute l’odeur du tabac à celle des corps mal lavés et du linge humide. Éloigné de l’antipathie installée entre eux, incapable de supporter la présence de Mélanie, ses travers, ses manies. Tenu à l’écart de leurs journées routinières qui s’empilent comme des assiettes creuses.
— Un mot à votre dame avant de partir ? jette un brancardier.
Pierre regarde la tête mafflue de sa moitié : le duvet sur ses joues couperosées, la moustache sur sa bouche lippue. Ses grosses lèvres font affleurer le souvenir angoissant de l’énorme toison poisseuse en haut de ses cuisses velues.
Alors, dire quelque chose ?
Dire quoi ?
Le malheur est ineffable, la violence indicible. La misère humaine ne se partage pas, elle se vit.

Mélanie allume la télévision pour voir qui gagne à la roue qui tourne. Le volume trop fort couvre la solitude qui est son lot depuis que Pierre est parti dans le beau camion rouge. Deux semaines qu’il est à l’hôpital Saint-Esprit pour une fibrillation ventriculaire et des troubles de la conscience. Pourtant, Mélanie n’est pas triste, tant s’en faut. Le matin, elle fait la grasse matinée. L’après-midi, elle nettoie chez les autres. Le soir, elle choisit le programme télé sans se retrouver avec des marques de strangulation — même les soirs de match.
Et c’est parti pour durer, car Pierre devient fou.
Il affirme que sa femme a essayé de l’étouffer pendant son sommeil, en se couchant en travers de lui, les chairs massées de son ventre contre son visage. Parce que personne ne le croit, une colère aveugle s’empare de lui. Il explose en un de ces accès de violence incontrôlable dont il est familier. Cris, lutte, chocs sourds, mots sans suite hurlés ; quand les infirmiers parviennent à le maîtriser, c’est pour l’interner en psychiatrie à la Candélie. Soixante-dix hectares pour s’ébrouer en liberté surveillée dans le Sud-Ouest. Il y sera bien, Pierre Pinard, avec son foie aussi gras qu’un canard gavé.
*
Étonnant que Mélanie ait raté son coup. Avec la volonté qu’elle a, quand pleine d’une joie mauvaise, savourant d’avance son plaisir, elle se couche sur sa victime avec l’intention de l’étouffer comme un animal nuisible. Et ce ne sont pas les trois petits corps glacés qui gisent sous les frites dans le congélateur qui diront le contraire à propos de leur mère.

Frédérique-Sophie Braize

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