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Prix littéraire Gaston Welter

Les Prix Gaston Welter :

13 Mai 2014 , Rédigé par Mairie de Talange Publié dans #Lauréats

Prix Gaston Welter 2023 :


Génération Chance


Jules regarda au loin. Voilà cinq jours que son père n’était pas revenu, et il n’avait toujours aucune certitude quant au pourquoi de sa disparition. Le petit brun ébouriffé joua avec sa toupie puis leva les yeux vers sa génitrice.                                                  Il n’osa poser la question, au risque de se voir rétorquer un éternel et agaçant « je ne sais pas ».                                                                                                                       Où diable était son père ? Laure sentit le regard de son fils sur elle.
Elle esquiva la question avec habileté en proposant à son petit de venir à table pour se régaler de son plat préféré. Jules ne broncha pas, s’assit de travers et vida son assiette de pâtes à la citrouille.
Son Papa, c’était le spécialiste de la citrouille. Soupe, gratin, purée, galettes... Rien ne devait se perdre. Si « dans le cochon tout est bon », chez Jules et ses parents, la tendre bête rose à la queue en tire-bouchon avait tiré sa révérence face à la cucurbitacée-star d’Halloween.
Dans un sourire, Jules se représenta un cochon se changeant en citrouille sous la baguette d’une fée à la robe écarlate. Triste destin pour un cochon, songea Jules en triturant ses spaghettis.
Ces divagations culinaires facilitaient la vie de Jules. Elles lui évitaient de broyer du noir en attendant l’hypothétique retour de son père.
À l’école, Abel lui avait parlé de sa soeur Danaé, qui avait aussi eu des ennuis à cause de l’Enchançage, avait-il ajouté sur un ton secret. Jules n’avait pas saisi l’allusion d’Abel et avait décidé d’enquêter. Il posa sa fourchette et leva les yeux, plein d’espoir :
– Tu sais ce que c’est, toi, l’Enchançage ?
– Qui t’a parlé de ça ?
– Abel. Alors c’est quoi, dis ?
– Rien de particulier. Une façon d’avoir plus de chance. Fais tes devoirs.
– Parce qu’avant, on n’avait pas de chance ?
– Devoirs, Jules ! le stoppa Laure, sèche et définitive.
Le garçonnet replongea dans son assiette, finit ses longues pâtes orangées et alla se laver la bouche avant de s’attaquer à ses devoirs. La discipline, il n’y avait que ça de vrai, disait toujours son père. Jules prit son cahier de français et noircit des lignes d’écriture en pensant à son papa. La sonnette retentit soudain. Le coeur de Jules bondit dans sa poitrine. Laure se précipita vers la porte. C’était Élise, la voisine.
Déçu, le garçon se rassit et tendit l’oreille en entendant chuchoter. Il parvint à noter sur son cahier quelques bribes de conversation.
Questions. Âge légal. Pas facile. (Hostile ?) Boa. Exagéré. Journal. Dépression. Éviter. Sonnerie. Centre.
Jules entendit Élise partir, puis relut ses notes. Il n’était pas plus avancé. Peut-être faudrait-il en parler seul à seul à Abel, qui pourrait enfin l’éclairer ? Laure frappa à la porte. Elle tira une chaise et s’assit face à son fils, avide de confidences. En parlant à sa voisine, Laure avait pris sa décision. Son enfant venait d’avoir huit ans. Selon les accords signés en février dernier, Jules avait depuis quelques jours le droit de savoir. Alors elle lui expliqua tout. Tout.
L’Enchançage, l’installation de sonneries, l’instauration de l’Ordre Nouveau, la recherche de la paix pour tous. Laura raconta le BOA, la nouvelle appellation du chiffre qui venait juste après le douze dans l’Ordre Ancien. Depuis les funèbres attentats du BOA juin, BOA juillet et BOA août il y a tout juste dix ans, la police d’état avait décidé de se débarrasser pour toujours des signes – et des traces – de la folie qui gagnait la planète. Le chiffre BOA, l’anti-chance, devait être anéanti. Dans toutes ses expressions. Il serait déconstruit, pourchassé, vidé de sens. Il serait banni. C’est ainsi qu’il était devenu le BOA. Banni de l’Ordre Ancien.
L’enchançage, c’était ça. Convertir l’anti-chance en chance.

Le BOA était déjà sorti de la plupart des théâtres, les sièges et les étages passaient souvent de douze à quatorze, les gens s’étaient en général forgé une opinion négative de ce chiffre noir. Cependant, après la trilogie d’attentats, il fallait aller plus loin. Frapper fort. Éloigner pour ignorer, pour oublier. Dans l’alphabet, la lettre placée en position BOA, c’est-à-dire juste après le L et avant le N, devint tout aussi inacceptable. Il fallut brûler les livres. Les ré-écrire, créer de nouvelles façons de parler, ré-inventer la langue. Fêter son anniversaire le douze. Changer d’appellation. Passer de 12h59 à 14h00, puis de 24h59 à 00h00 pour que les journées durent toujours vingt-quatre heures. Il fallut se racheter des horloges, grandes ou portatives. Des rendez-vous furent ratés, des avions décalés, des trains bloqués.
Au début, cela n’avait pas été facile. Pour personne. Une certaine tolérance avait été appliquée pendant cent jours. Des sonneries avaient ensuite été installées chez les gens pour prévenir la police. D’abord de façon préventive, pour s’habituer. Pendant cent jours de plus. Les dialogues devenaient factices, étranges, tordus. Chacun tâtonnait, se faisait des listes de réponses toutes faites, de questions autorisées. La spontanéité n’avait plus sa place.                                                                                   Tant pis. Le BOA était fini. C’était l’essentiel.
Bien sûr, au bout des deux cents jours de tolérance, l’ordre devait régner à nouveau. Les transitions, c’est bien. Surtout quand ça ne dure pas. Alors un soir, les SON, « Sonneries de l’Ordre Nouveau », furent activées. Et là, ce fut une boucherie. Rares furent ceux qui parvinrent à éviter la lettre. Les sonneries retentirent partout. Beaucoup voulurent écrire au lieu de parler, hélas la vidéosurveillance avait aussi pris le relai et les sonneries se firent entendre, encore et encore. La police avait tant de travail qu’il fallut recruter des centaines et des centaines d’agents. On créa les Brigalangues, brigades d’élite dédiées à l’éradication du BOA. La construction de centres purgatoires explosa. Il fallait redresser les fautifs.


– Les fautifs ? questionna Jules avec de gros yeux ronds, prêt à pleurer. Qu’a dit Papa pour partir en centre ?
– Je ne peux pas te le dire, ni te l’écrire. C’est quelque chose qui est en train de disparaître. Et c’est terrible. Je n’en peux plus de ne pas te le dire. Je peux juste le dessiner.
Laure prit une feuille et un feutre rouge.
– Voilà, reprit Laure. C’est ça.
– Un coeur ? interrogea Jules.
– Et tout le concept qui va avec. Être proche de quelqu’un, tu vois ? Avant, dans l’Ordre Ancien, on pouvait se le dire. Là c’est tout ce que je peux faire. Des coeurs. Et c’est ça qui a échappé à Papa. Pas un coeur, non. Tout ce qui allait avec. Avant.
– C’est quoi qui allait avec ? chuchota Jules.
Laure se tut avec tristesse, puis reprit.
– Pour les générations futures, ce sera plus facile. J’espère.
– Et qu’est-ce qui arrive aux gens dans les centres ? osa Jules.
– Je ne sais pas, esquiva Laure.
– Il va revenir, Papa ?
– Oui. Au bout de sept jours.
Le fils de Laure sauta partout dans le salon, jeta les coussins en l’air et rit de bon coeur. Son papa serait là vendredi. Ils seraient à nouveau réunis ! Deux jours plus tard, la clef tourna dans la serrure et laissa apparaître un Paul fatigué, qui reçut en plein visage la joie de son fils et de son épouse. Les retrouvailles furent douces et chaleureuses. Laure aperçut une étincelle dans les yeux de Paul. Lorsqu’ils furent seuls, celui-ci glissa à Laure de faire ses valises. Pendant ses sept jours en centre purgatoire, il avait fait la connaissance d’une personne qui lui avait parlé de rétablir l’Ordre Ancien. Il ne pouvait en dire plus à son épouse sans risquer de déclencher à nouveau la SON, qui filtrait certaines expressions interdites.
Quelques heures plus tard, au lieu d’aller acheter du pain, Laure, Paul et Jules prirent la direction d’un centre. Ils attendirent Lucien, qui en sortit à 09h30. Après quelques pas, celui-ci exposa son plan à voix basse. C’était risqué, ça oui. Il fallait pourtant faire quelque chose. Se soulever. Révolutionner la planète, encore. Lucien partait du principe bien connu que l’union faisait la force. Il voulait faire disjoncter l’Ordre Nouveau. Sous couvert d’expressions anodines, Laure, Paul et Jules saisirent peu à peu l’idée de Lucien. Certes, les centres avaient une très grande capacité d’accueil. Pas suffisante cependant pour accueillir la planète entière au jour J et à l’heure H. Il faudrait se réunir, faire passer un code. Déjouer la SON.
L’Histoire n’en était pas à son coup d’essai. Du sang coulerait sans aucun
doute. Et c’était désolant. Est-ce qu’un jour, les conflits s’arrêteraient ?
Est-ce qu’un jour, la soif de pouvoir, de régulation et de contrôle toucherait à
sa fin ?
Est-ce qu’un jour, la paix, la vraie, pourrait régner ?
Il ne faudrait pas baisser les bras. Il faudrait y croire, parfois au péril de sa vie.
– La liberté a des ailes, souffla Paul. Qu’elle vole. Les générations futures y ont droit.
Jules observa son papa.
Il pensa que lui, Jules, n’avait pas envie de changer ce qu’il avait toujours connu. Il était bien dans sa vie, avec ses parents. Le garçon ne souhaitait pas ré-apprendre l’orthographe, devoir lire l’heure d’une autre façon, peut-être changer d’appellation. Dessiner des coeurs lui suffisait, lui qui n’avait rien connu d’autre pour signifier qu’il tenait à quelqu’un.
Il ne voulait pas que ses parents prennent de risque. Le risque de le perdre. De le rendre orphelin. Quelle horreur. Il fallait à tout prix annihiler le danger qui les guettait. Tout de suite.
Jules lâcha son père et courut vers un agent de la Brigalangue.

Ce texte respecte l’article 12-2 de la Grande Loi des 25 lettres de l’alphabet de
l’Ordre Nouveau.


Magali Jakob-Loué
 

Prix Gaston Welter 2022 :
H2O


Je voulais prendre la pluie en photo.


Ni la capturer, ni l’immobiliser, ni la figer en une multitude de pixels hésitants.


La prendre en photo.


Saisir sa chute, les gouttes étirées par la gravité jusqu’à se disloquer en deux gouttes plus petites, et encore et encore jusqu’à ce qu’elles éclatent au sol. Saisir sa couleur, non pas du gris mais de l’irisé. Saisir le reflet déformé du monde à sa surface, sa réalité mouillée et presque poisseuse sur ma peau, sur
mon objectif.


Tout le monde croit que la pluie accompagne l’orage mais je suis certain, moi, qu’en réalité elle le fuit. Sinon, pourquoi se précipiter à bas des nuages ? Pourquoi quitter l’univers supra-cumulonimbutique où le soleil est le seul ciel ?

C’était cela, que je voulais prendre en photo.


La
Plu-

ii                  i                  i                   i                  i                    i                   i                   i                   i                  ii
               ii               ii                   ii                  ii                    ii                  ii                 ii                    ii
                i               i                    i                   i                     i                   i                  i                     i            i
                                                                                              -e.
                                                                              La pluie de ses yeux.

J’ai commencé par briser mon appareil photo. Il me semblait beau que tout cela débute par une sorte de fin ; en tout cas quelque chose qui puisse y ressembler. Je ne voulais pas céder à la facilité du numérique. J’ai préféré le difficile grain du vieil argentique, celui qui ne se déclenche pas toujours, qui rechigne à saisir les couleurs. Je ne me laissais qu’une chance. Entre la pluie et moi avait toujours existé un lien particulier, une sorte de respect mêlé d’émotion. Pour cette raison, je ne pouvais faire autrement que de me compliquer la tâche.


Ma photo serait la seule de la pellicule ou ne serait pas.


                                                                                                                                                                     IMG_238
                                    

                                                                                    Nuit tombante. Le reflet d’un petit garçon dans une flaque.

Quiconque veut prendre en photo la pluie vous le dira : on ne se lève pas un matin en espérant avoir terminé le soir. Il faut remonter les états de la matière. La goutte d’eau est un achèvement : ce n’est pas un absolu.


J’ai d’abord été photographe arctique. Le froid mordant, la croûte de glace qu’il faut briser sur l’objectif, le souffle qui gèle en sortant du nez. L’eau dure.

J’ai ensuite été photographe volcanique. Les geysers percutants, les scories qu’il faut balayer de son visage, la chaleur qui consume les chaussures. L’eau légère.


Je serai enfin photographe aquatique. L’humidité volante, les gouttes qu’il faut retirer du mécanisme, le vent qui balaye le tout. L’eau souple.

Bientôt, je prendrai la pluie en photo.

                                                                                                                                                                     IMG_954

                                             Matin hésitant. Une voiture longue et sombre, aux vitres teintées, que regarde

                                                    un jeune homme. Un coffre trop grand, un air trop triste.


Connie m’aurait accompagné. Elle aussi aimait la pluie. On s’était rencontré au cimetière, à l’enterrement de ma mère. Elle était à quelques tombes sur la gauche, à l’enterrement de son père. Je me rappelle du bruit des pelletées de terre qui alternaient, mère puis père puis mère puis père. Quand ça s’est terminé, la pluie a pris le relais. On s’est croisé entre
Ci-gît                                                                    et                                                                                 Laura Azilé
Victor Bleu                                                                                                                                        1 9 8 7 - 2 0 1 2
1965-2010                                                                                                                         (elle n’avait pas de ci-gît)
 

Toutes les années qui ont suivi, on a fêté notre rencontre entre ces deux tombes. Il avait toujours plu, des grosses gouttes bien franches qui ruinaient notre pique-nique mais nous faisaient rire comme jamais, avec ma mère et son père qui surveillaient tout ça de loin comme des chaperons très discrets.

La dernière année, il ne pleuvait pas. Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Dix-sept semaines plus tard, Connie partait au bras d’un petit con trop ensoleillé. J’ai dû expliquer ça aux gens du cimetière, surtout Victor et Laura. Ils ne comprenaient pas, et moi non plus.


J’ai beaucoup pleuré.
                                                                                                                                                                   IMG_1651
                                                                      

                                                                                Mardi de juillet. Une page de journal, bulletin météo, page 16
                                                                                                                                                       (à côté du sport).

J’ai cessé de prendre des photos. Ce n’est pas moi qui le voulait mais le monde tout entier, semblait-il. Il y avait toujours trop ou pas assez de soleil. Tout était fade, décevant. Je n’aurais pas réussi à prendre en photo un mur. Le cadrage tanguait comme un marin ivre, les couleurs s’épuisaient avant même d’apparaître et moi-même je n’y croyais plus. Le journal qui m’employait ne m’a pas viré, non. On m’a proposé la météo, mais il pleuvait dans tous mes bulletins alors on m’a mis aux archives. J’ai emporté mes gros nuages de tristesse au sous-sol.


Chez moi, presque rien n’avait changé. Connie avait emporté le chat mais pas son panier : on y voyait encore la forme de son corps. J’avais rallumé la chambre noire et les pinces à linge ne servaient plus que pour le linge. C’était rien et c’était tout.


                                                                                                                                                                   IMG_1652

                                                                                      Soleil absolu. Un couple rit devant une mairie, entouré de
                                                                                                                                                     gens bien habillés.

J’ai voyagé aux pays des grandes moussons pour qu’elles m’emportent l’âme. J’y ai vu des pluies comme il n’en existe nulle part ailleurs, des rivières entières tombant du ciel. Il ne m’en reste que des souvenirs, gravés dans mon cerveau comme sur un disque. Des fragments de carte aussi, où parmi les courbes de niveau et les noms de village on peut retracer mon chemin. Des photos, des pellicules, aucune. Je n’aurais pas pu. Quand je voyais des choses belles, je fermai les yeux comme un obturateur, un instant. L’image ne restait pas mais la pluie de mon esprit se calmait.

Un soir, j’ai vu un coucher de soleil si rouge que mon sang aurait paru blanc à côté. J’ai compris qu’il fallait que je rentre. Dans l’avion, je me suis dit On n’a pas vécu tant que l’on n’a pas pleuré devant un crépuscule. Avec 17 heures de retard, à 10 000 mètres du sol, en pleine nuit, j’ai sangloté doucement. Chaque larme était une Connie qui n’était pas avec moi. J’ai cessé de les compter après la neuvième.

                                                                                                                                                                   IMG_1787
                                                                                

                                                                                  Ciel couvert, quelques lambeaux de ciel. Un homme referme
                                                                                                                                                              un parapluie.

J’ai adopté un nouveau chat, un très vieux et très ingrat, peut-être un peu bipolaire. Au refuge, il m’avait griffé la main et s’était tassé au fond de sa cage. Je ne voulais pas un chat qui me déteste et il ne voulait pas un humain qui l’aime. J’allais repartir quand il a commencé à pleuvoir. Au bruit des gouttes sur les fenêtres, il s’est endormi. Je suis reparti avec lui, une peluche de baleine à demi-déchirée et assez de croquettes pour tenir un siège. Je ne sais pas s’il m’aime mais quand il pleut, il sort sur la terrasse, s’assoit et regarde les nuages se vider. Ça nous a fait un point commun.

Je pense toujours à Connie, sans doute un peu trop. Je l’ai revue il y a quelques temps, sur le trottoir de l’autre côté. J’ai compris à quel point elle était loin quand elle m’a fait un signe de la main.


C’est pour ça que j’ai voulu prendre la pluie en photo.


                                                                                                                                                                  IMG_1968
                                            

                                                         Coeur de nuit. Une voiture au pare-choc déformé, en travers de la chaussée
                                                                                                                                                                    glissante.

Brutal, inattendu. Sourd. La violence triste de la réalité.


J’ai perdu le contrôle. Une ombre a surgi devant mes yeux alors j’ai freiné. Le reste, c’est l’averse qui l’a fait.


Ce n’était pas prémédité. Je veux rentrer chez moi, mon chat m’attend, qui va lui ouvrir pour qu’il regarde l’eau tomber ?


Je n’aurais pas pu le reconnaître de toute façon. Je ne l’ai vu qu’une fois et j’ai tout fait pour oublier son visage depuis. C’était un hasard, Connie, un malheureux hasard. Je te le jure.


Que j’ai mon appareil dans la poche était une coïncidence aussi. J’ai fait ta photo, mon sublime cliché mais je le regrette maintenant. Je n’aurais pas voulu que ça se passe comme ça. Sur quelques fragments d’argent, au creux de ma pellicule, j’ai imprimé la pluie de tes yeux, quand tu es arrivée et que tu n’as
pas compris.


Ton soleil gît en caniveau derrière mais on ne le voit pas. Il n’y a que l’orage qui te brouille les sens, qui se mêle à tes larmes. Une seconde avant que tu ne me regardes, que tu me reconnaisses, que le camion rouge et jaune n’arrive. Je voulais t’offrir la pluie, pas la nuit.


On est deux, on s’étreint, on pleut de partout mais surtout des yeux.


                                                                                    ***


Dans la voiture, les policiers ont mis la radio. C’est l’heure du bulletin météo, celui de l’aube, des routiers, des mélancoliques et des insomniaques. La pluie va continuer quelques jours encore. On évoque l’accalmie à venir, loin mais déjà perceptible. Je pense à Connie et aux nuages. À mon chat, qu’elle a promis de laisser sortir. À la virga, aussi, cette pluie qui se dissipe sans toucher le sol. Au temps qu’il fera quand je te reverrai.


Sur la vitre, les gouttes d’eau font la course.


                                                                                                     IMG_1969 – Je voulais prendre la pluie en photo.

                                                                                 Noir et confus. Le cliché est sombre, abîmé, médiocre. On n’y
                                                            distingue pas même un vague flou artistique. Dans un coin, peut-être, une
                                                                                                                                                 silhouette de femme.

Florentin Grévy
 

Prix Gaston Welter 2019 ex aequo :


Rien que des arbres...
Ouvrir la culasse. Insérer le chargeur. Fermer. Tirer, tirer… tirer cinq fois. Ouvrir la culasse. Ejecter le chargeur. Insérer le nouveau. Recommencer. Garder l’oeil ouvert. Acéré. Malgré la sueur qui coule dedans, qui pique, qui fait pleurer…

Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…


Fourmis dans l’épaule. Des rouges qui grouillent par milliers, qui mordent, déchirent. Et leur venin, leur venin brûlant, mélangé à son sang, il bouillonne son sang là-dedans, il est en train de tout cuire, il va finir par monter, monter jusqu’à la tête, son cerveau il va le changer en oeuf mollet et alors, alors, là-haut, là-haut, tout sera figé, comme de la sauce quand elle est restée trop longtemps au froid et il pourra plus penser, non, non, plus du tout penser. Il entendra juste des bruits mouillés, des bruits de succion de bottes qui s’enfoncent dans une
terre détrempée et ça le remplira tout entier.


Et puis, il y a aussi ses mains. Crispées sur le fusil. Dures, froides, on dirait des cailles congelées. A chaque mouvement de ses doigts, ça craque, ça résiste, il a l’impression qu’ils vont se casser bien net à chaque phalange, ses doigts, et ensuite, tomber sur le sol en pluie d’osselets, tinter contre les cartouches vides
amoncelées à ses pieds et ça ferait des petits sons secs, mats, comme des fourire de squelettes hystériques…


Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…

Il fait ça depuis l’aube. Il a vu le ciel s’allumer, passer du noir au rose. Il a vu le soleil sortir de son antre pareil à une gigantesque araignée et tisser sa toile de feu pour bouffer les nuages, les dernières étoiles et il avait trouvé ça beau ; ça lui avait mis le coeur en fleur avec le nectar, le pollen et tout… Il avait pensé à sa mère, sans doute déjà debout dans sa ferme délabrée loin très loin d’ici, il s’était dit que peut-être, elle voyait la même chose que lui, parce que, sûrement que le ciel, le soleil, ils sont partout pareils, où qu’on soit, tous les gens qui s’aiment, de les regarder, ça les relient…
Maintenant, le ciel, le soleil, il ne les voit plus. Il est enfermé dans un tunnel de fonte étroit qui pue la merde et la rouille et au bout, à la sortie, tout ce qu’il y a, c’est le canon de son fusil crachant ses crottes de plomb.


Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…


Le lieutenant, il lui avait dit, avant de commencer : « C’est des arbres, rien que des arbres. Un entraînement au tir de précision. » et ça, il se le répète en boucle dans sa tête –des arbres rien que des arbres-, il fait tourbillonner les mots comme une eau de vaisselle en train de s’écouler dans une bonde d’évier, il en a presque la nausée. Il s’entraîne, sur des arbres, il s’entraîne à tirer au fusil.


Il les voit tout flou. Des reflets brouillés dans l’eau, des flammes ternes qui oscillent dans un brouillard cendreux, à cause du vent qui lui râpe les yeux. Le vent, il lui fait couler des larmes comme des grumeaux, quand elles sortent, elles lui déchirent le coin de l’oeil, et puis, avec sa sueur, elles lui poissent les prunelles, elles font comme une pellicule translucide qui le brûle et l’empêche de bien voir sa cible. Mais bon, ça change pas grand chose, parce que c’est des arbres, rien que des arbres… Même s’il perçoit brouillon, il met dans le mille à chaque fois, trop facile, parce que, les arbres, ils ne bougent pas, ils sont juste un peu tremblants-gémissants, sûrement à cause du vent, sec, âpre, brûlant, qui fouette, secoue, écorche, arrache. Oui, c’est ça, ils tremblent, gémissent à
cause du vent…


Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…


Lui aussi, il arrête pas de sursauter. De trembler. Comme une carpe en train de crever.


A cause du bruit des tirs. Les siens. Ceux de ses compagnons. Une cacophonie d’explosions, une pluie violente de coups de poings sur sa tête qui l’étourdissent, font chanceler ses méninges.
Et puis, il y a aussi, l’odeur âcre de la poudre, les fusils qui crachent sans arrêt leurs hérissons de feu, laissant des taches rouges sur les yeux… Il brûle, il étouffe.
C’est tout comme à la vraie guerre. Mais sans combat…


Marre ! Marre ! Marre d’être là ! Honte ! Honte de faire ce qu’il fait ! Une honte
sang de truie coagulé qui l’encroûte de la tête aux pieds, qui le cuit comme un
pâté.

Lui, c’était pas ça, pas ça qu’il attendait !

Lui, il voulait être au front, massacrer des Russes rougeauds, creuser dans leurs lignes des tranchées aussi larges et profondes que des ravins.
Il voulait être un héros, le héros de son pays, le héros de sa mère et de ses petites soeurs Anya, Julia et Gerda, être plus fort, plus grand que le père, revenu manchot de la grande guerre.


Une horreur, le père, un déchet répugnant qui fout rien ! Toujours le souffle poussif, l’oeil effaré. Toujours avachi sur une chaise, grelottant, collé à la cheminée jour et nuit, à observer les flammes, à boire son schnaps, à gratter
furieusement l’absence de son bras droit.
Pouah, le père ! Ça aurait été mieux qu’il y crève, dans ces tranchées de là-bas…

Maintenant c’est à lui, Dieter, l’unique homme de la famille, c’est à lui de lui faire honneur, de la rendre à nouveau digne d’être allemande. Et là, avec ce qu’il est en train de faire, il peut pas. C’est comme s’il était en train de la rouler encore et encore dans la bouse…
Il se sent pire que le père affalé sur sa chaise en grosse merde molle, en train de téter sa gnole !
Marre ! Marre ! Honte d’être là ! Partir…


Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…


Il avait gueulé fort fort ! Quand le capitaine dans son bureau, il avait dit qu’il fallait qu’il s’entraîne encore, que, pour le front, il était pas prêt. Il avait hurlé, tapé des poings et des pieds, chialé comme un putain de gniard. Lui, il s’était donné, donné à fond, il avait subi sans moufter brimades, coups, humiliations, il avait rampé dans la boue, bouffé de la racine, s’était déchiré la peau aux crocs des barbelés, avait plongé dans des eaux glaciales. Tout ça, tout ça pour rien ! Et puis, il avait pensé à sa mère, ses soeurs, qui l’avaient laissé partir avec les
yeux rouges, mouillés mais qui étaient fiers, brillants comme des soleils ; à la fille des Bayer, gros nibards, larges hanches, qui avait commencé à le reluquer quand elle avait su qu’il partait à la guerre…
Si elles savaient, toutes, si elles savaient ce qu’il fait au lieu de se battre pour son pays, elles le jetteraient dans la fosse à purin !


Il a promis, à la mère, aux soeurs, il a promis de leur écrire, de leur raconter le front… Mais là, la guerre, en fait, il ne la fait pas, va falloir qu’il imagine, qu’il invente des exploits de tête brûlée, de trompe-la-mort. Il peut pas leur dire que c’est comme à la fête foraine, des tirs à la carabine, sauf que y a pas de lot. Juste un relent à la fois amer et acide qui lui monte au gosier à chaque fois qu’il fait feu. Il peut pas leur parler des cinq « pan ! », les cibles qui s’escamotent. La victoire. Sans risque, sans panache, sans gloire. Il peut pas leur parler du grand vide froid qui le remplit peu à peu.


Non, il peut pas…


Il a peur de ce soir, quand il aura fini. Seul avec sa feuille blanche, le crayon dans la main, la tête comme un baquet avec plein d’engrenages emmêlés qui moulinent un néant noir. Il a peur de ce soir, quand il faudra écrire et qu’il saura pas quoi dire…
Peut-être qu’il vaudrait mieux qu’il meure. Tout de suite. Maintenant.


Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…


Il a soif. Une soif d’homme perdu dans le désert. Sable dans la bouche qui lui ponce le palais, la langue, comme du papier de verre.

Le lieutenant, il l’a abreuvé d’eau-de-vie toute la nuit, il lui a fait téter pléthore de goulots, pour diluer sa colère, sa peine et en même temps, il lui a promisjuste l’affaire de deux ou trois jours, le temps de nettoyer la zone- il lui a promis qu’après, après, il l’emmènerait au combat pour de vrai.
La gnôle, elle a fait couler en lui des rivières de chaleur, elle l’a ouvert en grand, de partout, il s’est senti comme un drap sale et fripé qu’on aurait déployé à la fenêtre, au soleil, avec un vent léger. Et il a trouvé ça bon. Incroyable comme c’était bon !
Mais maintenant, c’est fini. A vidé les deux flasques que le lieutenant lui avait laissées. En cas de coup de mou. Des coups de mou, il en a eu beaucoup… Maintenant, il se sent rétréci, ratatiné. En accordéon. Comme s’il était tombé d’un arbre la tête la première et qu’il s’était tout tassé d’un coup. Putain ! Il a soif ! Putain ce qu’il a soif ! Il pourrait s’enfiler tout un tonneau.


Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…


Quand ils sont allés dans les bois, au bord du ravin, pour la mission, il a pas vu tout de suite, non non, il a pas vu tout de suite ce que c’était, la mission. Trop beurré. C’est quand il a vraiment été près, tout près qu’il a compris et alors, il est tombé à genoux, bras ballants, la bouche béante à chercher l’air, parce que,
dans ses poumons, soudain, y en avait plus du tout.


C’est pour ça que le lieutenant, il l’a fait boire à nouveau. Un long, très long gorgeon. Qu’il lui a glissé deux flasques dans les poches de sa vareuse. Et puis, qu’il a pas arrêté de lui répéter à l’oreille –c’est des arbres, rien que des arbres, fiston ! Rien que des arbres… - jusqu’à ce qu’il aille mieux et la voix, les mots du lieutenant, c’était une mélopée, une berceuse de contrebasse douce comme un sirop, peu à peu, c’est rentré bien profond dans son cerveau, en même temps que la gnôle, ça lui a retapissé l’intérieur de la tête ambiance forêt profonde.
Douce et feutrée.


Après, le lieutenant, il l’a plus revu. Il sait pas où il est, ce qu’il fout. Il faudrait qu’il revienne, absolument, il faudrait qu’il revienne ! Sur le champ. Parce que, lui, Dieter, il a complètement dessoulé et il va plus bien du tout ; la tapisserie dans sa tête, elle se décolle, elle s’en va par lambeaux et derrière, y a des bouches pâles qui grimacent et des yeux effarés et ça lui colle un vrai blizzard dans le corps, ça fait descendre son thermomètre très en dessous de zéro. Et il a beau continuer de se répéter –c’est des arbres, rien que des arbres- pour faire
tenir, pour rapiécer, sans la gnôle, ça fait de moins en moins effet… Faut qu’il revienne, le lieutenant, faut qu’il revienne dare-dare pour l’abreuver, sinon, il tiendra pas le coup.


Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…
Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…
Ouvrir-insérer-fermer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-tirer-ouvrir-éjecter-fermer-tirer…
Froid, soif, mal… envie de crever…

                                                                  *
Le soleil est passé derrière lui. Le vent est tombé. Le ciel a pris une vilaine teinte rouge violacée. On dirait la tronche du père étalée sous son nez. Sa main droite est en sang à force de tirer et puis, c’est sûr, bientôt, son bras droit va tomber, encore quelques fils à casser et il va dégringoler.


Et il les voit, à présent, oui, oui, il les voit. Toute la tapisserie dans son cerveau s’est décollée-déchirée. Bien nets, tout éclaboussés du soleil couchant. Des hommes, des femmes, des enfants… il n’est pas soldat mais bourreau, tueur d’innocents.


Là, y en a cinq devant lui. La mère, le fils aîné, les trois gamines, pas encore sorties de l’enfance. C’est sa famille à lui qu’il a dans le viseur. Sauf qu’ils ont les cheveux, les yeux noirs, un teint livide qui tire presque sur le gris.
Mais sinon, c’est pareil, tout pareil… Il a envie que son bras droit se détache maintenant pour plus avoir à tirer… Il a envie de hurler. De faire un trou dans le ciel avec sa voix. Que tout y soit aspiré. Il a envie de bouffer son fusil. De le mâcher longtemps-longtemps entre ses dents, jusqu’à le transformer en farine
couleur moisi.


Il peut pas, il peut plus faire ça. Faut balancer le fusil, tout son barda. Pour s’alléger. Et puis, se barrer en courant, partir dans la forêt, s’éloigner de cet endroit…


Il baisse son fusil, lentement. Commence à se retourner.


Mais soudain, il pense à la promesse du lieutenant –dans deux trois jours, le front, le vrai combat-la possibilité de montrer qu’il est fort, courageux, digne d’être allemand. Il pense au déshonneur, aux visages de sa mère, ses
soeurs, quand on leur annoncera que c’est un traître, un déserteur. Il pense aux regards haineux qu’on leur jettera quand elles iront au village, aux murmures malveillants sur leur passage : famille de dégénérés. Pas fréquentable. Père poivrot notoire, fils couard. Il pense à la misère, au dénuement dans lesquels il va les plonger.


Alors, il se fige. Il doit le faire, il le doit. Pour sa famille.


Il prend une longue inspiration, relève son fusil.


Ouvrir-insérer-fermer…


Met le doigt sur la gâchette. Ferme les yeux. Pour pas les regarder.


Et puis, il tire. Cinq fois…


Muriel Fèvre

Prix Gaston Welter 2019 ex aequo :


Magic City


A Little Haïti, on a encore trouvé le corps d’un gamin, dans une poubelle. C’est une fille, treize ans environ. Tuée par arme blanche. Marc Bennett a trouvé le corps. Depuis, il en parle à tous les gens qu’il croise. La poubelle est dans une rue, derrière le magasin d’électro-ménager où il travaille. Marc dit qu’il n’a pas vu le corps, il a senti l’odeur, c’est tout. Il dit que cette odeur le hante maintenant. Une semaine que le corps était là. Il a pas voulu ouvrir la benne, à quoi bon, rien qu’à l’odeur, il savait. Il a appelé les flics. Ils ont emporté la poubelle.


- Je vais tout foutre à la poubelle, a dit Susan à Frank, son ex-mari.


Elle a pris les boucles d’oreille et la bague qu’il venait de lui offrir – cent mille dollars à vue d’oeil, ce salaud croit vraiment pouvoir l’acheter ? Et il croit qu’elle vaut si peu ? – et elle a ouvert la petite poubelle sous l’évier et de sa longue main aux doigts manucurés a fait glisser les bijoux du plan de travail à la poubelle. Frank n’a rien dit. Susan le déteste et voudrait qu’il soit mort. C’est lui qui l’a quittée pour cette petite salope de vingt-deux ans, Laura. Laura aux jambes fermes et bronzées, au cul ferme, aux seins fermes. Susan regarde son reflet dans le miroir suspendu au mur du salon. Grâce au Botox, elle paraît trente-cinq ans. Elle ne pourra jamais en paraître vingt-deux. JAMAIS. Tout à coup, elle se hait. Elle a envie de se griffer le visage, avec ses ongles, de s’arracher la peau par lambeaux. Elle est vieille, elle est moche, comment est-ce qu’on peut supporter ça ?


Elle ouvre la porte-fenêtre, sort sur le balcon. De l’air, elle a besoin d’air. Elle s’appuie contre la balustrade, cherche à respirer par le ventre. Ses yeux errent sur la baie de Miami. En face, il y a des bulldozers, des grues partout. Ils sont en train de construire deux nouvelles résidences. Elle a peut-être besoin de changement, elle pourrait déménager… La veille, sur le toit de son immeuble, là où se trouve la piscine solarium, elle a rencontré un type. Un jeune milliardaire. Il a fait fortune en inventant un truc, elle ne sait plus quoi. Pourtant, sur le coup, ça lui a paru chouette. Ce type-là, oui, c’est quelqu’un de bien. Il l’a invitée à dîner, un soir. Elle a hésité. Elle va lui dire oui.

Frank dit qu’il l’aime, qu’il regrette. Il dit que Laura et lui ne s’entendent pas du tout. Susan est certaine que Laura a jeté Frank. Comment est-ce qu’on peut le supporter ? Comment est-ce qu’elle, a pu le supporter, pendant quinze ans ? Frank est gros. Il bande mou. Elle le fout dehors. Il ne cherche pas à récupérer les bijoux, en partant.


- J’ai tout mis au clou, elle dit. Tout ce qui avait un peu de valeur, mes bijoux…


Il la regarde et il ne sait pas quand est-ce qu’il va le lui dire. Il n’a pas envie de le lui dire alors il l’écoute parler. Peut-être, au moins, il peut faire ça : l’écouter. Elle est grande. Elle doit faire sa taille. Très maigre. Elle porte des lunettes, ça lui donne un air un peu sophistiqué. Ou celui d’une maîtresse d’école.


- Je pensais pouvoir trouver un autre boulot, elle dit, en faisant un geste de la main, la main d’abord levée puis qui s’abaisse, s’affaisse, et vient claquer contre sa cuisse.


Il regarde derrière elle. Crazy Jo vient de sortir de sa tente, il a avec lui son violon, enfin, plus exactement cette planche en bois fichée de cordes tendues qui ne le quitte jamais. Il joue un air, Jamal l’a déjà entendu des centaines de fois, c’est toujours le même. Crazy Jo sourit en même temps qu’il joue et on voit qu’il lui manque les deux dents de devant. La fille se retourne et le regarde. Crazy Jo passe devant eux en souriant. Il va rejoindre trois types qui sont assis sur des canapés un peu plus loin et qui ont l’air de ne rien faire.


- Des flics ont tiré sur mon mari, dit la fille. Parce qu’il était noir.


Jamal hoche la tête. Dans une autre vie, il était architecte. Il regarde ce qu’il a construit. Les tentes. Les campements de fortune. Les meubles récupérés un peu partout. Tout un bidonville qu’il a créé pour aider ceux qui peuvent pas se loger, dans la cité magique.


- Je suis désolé, il dit.


La fille le regarde, les yeux vides, elle ne comprend pas.


- Il n’y a plus de place, il dit. Je ne peux pas vous accueillir. Il n’y a plus de place.


La fille lève ses deux mains vers lui. Elle supplie. Il détourne le regard. Comme ça, il a déjà dû refuser soixante-dix-huit personnes. Au début, leurs visages le hantait. Maintenant il y en a trop, il ne se souvient plus.


- Où est-ce que je vais aller ?


Larry sait où aller. Il suit les instructions de l’appel radio. C’est à un embranchement, il s’y est déjà rendu plusieurs fois. C’est là qu’ont lieu presque toutes les fusillades, à Opa-Loka. Larry est fatigué. Le dernier appel, c’était une overdose. Une fille, jeune, allongée dans une voiture ouverte, la seringue encore dans le bras. Larry gare sa voiture de patrouille et attend que Carlos Herrera, son collègue, se soit garé aussi pour sortir. Il est une heure du matin. Larry a encore six heures de ronde avant de rentrer chez lui. Un groupe de gosses, dix, douze ans, pas plus, traînent dans la rue. Larry leur rue dans les brancards.


- Foutez le camp, les gosses.


Il a déjà vu ça, des passants qui se prennent des balles perdues, à cet endroit. Les gosses se dispersent.


Le type est là, à moitié allongé contre la porte d’une épicerie. L’épicier a baissé sa devanture en fer et à travers le grillage, il regarde dans la rue, en fumant une cigarette. Le type allongé se tient le ventre et du sang a taché ses mains. Les secours sont en route. Larry connaît ce type. Il deale de la drogue dans le quartier. Jeune, pas plus de vingt ans. Les gosses reviennent, comme des mouches à merde.


- Dégagez de là, dit Herrera en touchant son arme de service.


Il les chasse de la main, les gosses rigolent, s’en vont un peu plus loin et reviennent, comme s’il s’agissait d’un jeu.


Larry s’accroupit devant le type. Les os de ses genoux craquent. Le visage du type est tout blanc, des gouttes de sueur tombent de son front et atterrissent sur ses mains.


- Tu peux parler ? demande Larry.


Il est absolument impossible de parler avec cette musique. Tommy fait un signe à la fille et elle rigole, elle hoche énergiquement la tête. Tommy lui remplit une autre coupe de champagne. Il aime bien faire ça. Il a payé des types pour le faire, des serveurs en costume qui courent d’un invité à l’autre avec un plateau rempli de coupes de champagne, mais il aime bien le faire de temps en temps, ça plaît aux filles. Et il vient des Ozarks, putain. Dans une autre vie, avant de se mettre à la musculation, il était le Gros Tommy, et sa mère lui faisait bouffer
des trucs en boîte. Je suis Tommy Burbanks, il se dit. J’ai joué dans huit films, je suis la star montante, le jeune premier que tout le monde s’arrache. Je suis beau, je baise bien, je suis bankable.


La fille est une pseudo-starlette. Elle est jolie. Elle a un beau cul. Il lui fait un autre signe, index levé. Elle hoche la tête. Il la prend par la main, l’entraîne à l’étage. Dans sa chambre. Je suis Tommy Burbanks, il se dit en attrapant la fille par les cheveux. Il tire et elle a un petit mouvement de recul mais très vite, elle se laisse faire. Il la retourne, remonte sa jupe. Elle ne porte pas de sous vêtements, la salope. J’ai la plus belle maison de cette putain d’île privée, il se dit en retirant la ceinture de son pantalon. Ma maison est à côté de celle de Tony Montana, dans Scarface. Mon yacht est le plus gros de la baie. Il frappe le cul de la fille avec sa ceinture, côté boucle. Je suis Dieu. Je suis Dieu et je vous encule tous. Il pénètre la fille. Elle tourne son visage vers lui. Il la voit, juste une
fille au visage rouge, les yeux plein de larmes, de la morve au nez. Il la gifle etla pousse sur le lit.


La fille est partie. Elle a laissé des traces de sang partout dans les draps. Putain, il pense. Des draps à mille dollars.


Il y a encore de la musique en bas. La fête n’est pas finie, sans doute. Il a envie de descendre et de leur hurler de dégager, à tous. Il a un flingue dans le tiroir de la commode et encore une fois, il ressent cette envie, au creux de son ventre, prendre le flingue, le mettre dans sa bouche et appuyer sur la détente. De la cervelle sur les murs. Sa femme de ménage mexicaine trouverait le corps.

A Little Haïti, on a encore trouvé le corps d’un gamin, dans une poubelle.


Romane González

Prix Gaston Welter 2013 : Tokyo

— J’ai accepté une mission d’un an à Tokyo.
Le poids du silence ne se mesure pas en kilos ou en tonnes. Il se mesure en années, en mois, en jours. En heures à tuer en cherchant à savoir ce qu’on fait là. Qu’est ce que je peux répondre à ce tacle par derrière ? Je sors un carton rouge et je t’éjecte définitivement ou je reste fair-play, je me relève et je te serre la main. Sans rancune, bonne chance, surtout ne me donne pas de nouvelles. Sauf si elles sont mauvaises, très mauvaises. J’ai envie de crier que tu n’as qu’à aller te faire irradier à Fukushima, empoisonner par un fugu, enculer par un Sumo. Mais je laisse le silence tranquille, un silence épais qui se pose comme un moineau sur une branche en plein hiver, je le laisse prendre toute la place. Je sens les soixante-cinq pour cent d’eau dans mon corps se transformer en paillettes glacées. Je suis un moineau gelé sur une branche, il va se péter la gueule et exploser comme une boule de Noël sur le macadam givré. Je me tourne vers le mur. Non. Je suis un moineau bodybuildé, un Rambo djihadiste bardé de TNT qui va te péter ta gueule. Je suis supercatho qui part en croisade contre le mariage gay, je suis la haine.
— Ça va ? Tu ne dis rien. Tu as l’air maussade.
Maussade ? Moi ? Et pourquoi donc ? Parce que tu m’abandonnes au moment où j’allais te demander de faire un enfant. Parce que je pensais que tu étais une femme capable de me dire : on m’a proposé une mission d’un an à Tokyo, mais j’ai refusé parce que tu comptes plus que tout pour moi. Une de mes ex, qui n’a pas eu besoin de partir à dix milles kilomètres pour me quitter, m’a dit un jour que je tombais dans tous les pièges. Je crois que c’est pire aujourd’hui. Ce piège-là, je me le suis fabriqué.
Maussade ! Tartine-moi sur du papier toilette micro-embossé et tire la chasse en te curant le nez. Fais-ça ou des trucs encore bien pires, mais n’emploie pas des mots aussi ordinaires quand tu détruis un homme prêt à passer ses jours, ses nuits, et même des soirées devant « The Voice », avec toi.
Maussade, non. Je suis le Mossad et je vais t’infiltrer, je vais pénétrer toutes tes défenses, te liquéfier, transformer ton utérus en serpillère pour qu’il essore mon parquet, emprisonner tes pulsions dans un bocal stérile et je les siroterai avec une paille fluo en feuilletant l’album photo de nos vacances au Turkménistan. Je vais faire de toi les plumes de l’oiseau que je vais devenir et je les arracherai une par une avant de rôtir à la broche. Tu es ma broche, ce bijou raffiné que l’on porte sur son coeur et qui en dit long, on ne choisit pas une broche au hasard. Ma broche. Cette barre de fer pointue qu’on enfile par le cul pour ressortir par la bouche. Cet instrument de torture qu’utilisaient les colonnes infernales en faisant rôtir un bébé sous le regard brisé de sa mère. Ma mère n’est plus mais je sens son regard brisé sur moi, sur ce corps replié en position foetale, face au mur.

— Bon. Moi je vais préparer le petit-déjeuner en attendant que tu retrouves la parole.
Tu enfiles un peignoir qui épouse immédiatement tes rondeurs. Ce con me nargue. Il sait déjà qu’il sera du voyage, lui, et tu sors comme une impératrice coiffée des pétales qu’un vent sournois a arraché aux cerisiers en fleurs. Pourquoi je n’arrive pas à te détester définitivement ?
Mon soupir rampe le long des plaintes, traîne sur la bibliothèque, se perd entre les pages de mes auteurs préférés. Bret, Jay, Tony, Dan, John, Charles, Raymond*. Au secours !
« Quel est le pire truc que tu aies jamais fait ?... Suis les rails de poudre, de l’autre côté du miroir, cherche en vain quelque imaginaire point de convergence auquel te renverraient tous les obscurs indices que tu n’as pas su déchiffrer… Même maquillée dans son tailleur elle reste une pute shootée à la Méthadone… Prends une cuite durant dix jours. Deux semaines. La durée dépend de la quantité d’alcool que tu peux absorber. Quand tes chevilles et tes pieds restent engourdis toute la journée, il est temps de réduire la dose… Trouve-toi un chien stupide ou demande à la poussière… Quand je suis revenu à moi j’étais dans le salon de mon appartement, à cracher sur le tapis et éteindre des cigarettes contre mes poignets en rigolant… Prends les vitamines du bonheur. » Calmez-vous les gars, c’est tellement facile de la ramener, serrés les uns contre les autres, calés sur une planche de chêne massif entre un Bouddha nacré et un hippopotame en onyx.
Après tout, et même après ce que tu viens de m’asséner, je n’ai aucun droit de me plaindre. Je savais à quoi m’en tenir quand je t’ai rencontrée. Avant qu’on baise tu m’avais annoncé la couleur et ce n’était pas du bleu layette. Tu m’avais raconté ta vie de bourlingueuse internationale. Ta profession m’avait fasciné. Je dois avouer qu’à ce moment-la j’étais plus séduit par ta personnalité que par ton physique. Je t’ai écoutée en boucle jusqu’à ce qu’on se retrouve dans ma voiture et, qu’après avoir jeté ta cigarette par la fenêtre entrouverte, tu me dises tringle-moi doucement s’il te plaît et tu avais enjambé l’accoudoir en relevant ta jupe pour venir t’asseoir sur moi. Tes fesses roulaient au dessus de mes cuisses, tu tenais ta culotte dans ta main droite, de ta main gauche tu cramponnais le volant en poussant des cris rauques. Quand tu as souri au regard en biais de notre voisin de parking qui sanglait son bébé sur le siège arrière de son Scenic bleu marine, j’ai compris qu’il n’était pas possible qu’on en reste là.
— Une fois n’est pas coutume.
Et tu poses un plateau contenant tous les ingrédients d’un petit-déjeuner en amoureux sur la couette rouge et noire. J’aurais dû me douter que ces couleurs n’auguraient rien de bon quand on a acheté cette couette ensemble. C’est pas rien d’acheter une couette à deux, c’est pas le genre d’achat qui se fait spontanément en passant devant une vitrine. C’est pas une bouteille de vin ou un bouquet de roses. Merde. C’est quelque chose qu’on est censé partager

pour un bon bout de temps. On a fait des tas de trucs sous cette couette et tu m’annonces sans la moindre émotion dans la voix que je ne vais plus la partager qu’avec mon attente de te revoir un jour et mon angoisse que ce jour n’arrive jamais.
— Tu me remercieras dès que tu auras retrouvé la parole.
Ta phrase s’enlise dans la confiture d’une énorme tartine que tu déchires à pleines dents. J’aime tes dents. J’ai toujours trouvé qu’elles méritaient mieux que de rester planquées derrière tes lèvres. Que tu souries, que tu mordes ou que tu jouisses, j’aime tes dents un peu écartées, un peu trop grandes pour ta bouche. Ça me fera mal de les casser à coups de poings quand je n’aurai plus que cette solution pour te faire comprendre combien je tenais à toi, combien tu vas me manquer. Combien j’ai de doigts. Moi j’étais prêt à les couper un par un, un doigt pour chaque décennie passée avec toi et toi tu files comme un chien derrière une balle et tu m’obliges à te les coller dans les dents pour te prouver qu’ils t’appartiennent. J’ai toujours considéré la vie comme un acte mineur et c’est toi qui devais me prouver le contraire. Je réalise que je me suis trompé sur toute la ligne. Depuis huit mois on vivait chez moi, mais à ton rythme, finalement on n’aura jamais eu de chez nous et ton départ en trombe est le vrai début de notre histoire, sauf que je devrais la vivre seul. Jamais de la vie ! Je ne finirai pas comme une dose de lessive dans la machine à laver de nos souvenirs. Tu sais que je suis capable de faire des choses terribles comme m’étouffer avec cette deuxième tartine abandonnée sur ce plateau sans âme. Tu ne vas quand même pas m’obliger à te supplier. Si ? C’est ça ! Tu veux que je rampe, les yeux noyés et les mains crispées autour de tes chevilles. Bon sang tes chevilles, l’articulation de tous les désirs. Je ne pourrai plus y poser mes lèvres, juste au dessus de tes pieds, là où elles deviennent si fines qu’on pourrait les briser.
— Bon, je vais me faire une orange pressée. Tant pis pour toi.
C’est ma gorge que tu es en train de presser, très fort, jusqu’à ce qu’elle rejette toute la pulpe de notre amour mort-né. Tu pourras la boire en savourant un omiagé du bout des lèvres, sanglée dans ton iromuji, là-bas au pays du soleil levant. Ici il ne se lèvera plus. Ou plutôt si, il va continuer à se lever, à briller comme une ampoule fatiguée au dessus d’une table vide. Pendant que moi j’aboierai à la lune en plein jour, en plein coeur, en plein et en délié. Délié de toi. Pendant que je tournerai mal.
Maintenant je parle au couteau que tu as laissé sur le plateau au milieu de nos miettes, comme une issue de secours. Il ne répond rien, j’ai l’impression qu’il s’en fout. Sa lame létale, brillante, me défie. Elle exhibe des dents aussi tranchantes que ton sourire. Je m’empare du manche en poirier, il est doux et tient bien dans la main. Je suis un samouraï qui a échoué dans la quête de notre amour.
Tu ne m’auras pas laissé le choix. Assis en tailleur, la pointe s’enfonce dans mon bas-ventre, les dents ensanglantées mordent dans la chair, une coulée

brune et épaisse dégouline vers mes cuisses, et mon nombril déchiré s’ouvre comme un litchi. Une glaire presque noire jaillit de ma bouche et glisse le long de mon cou. Du sang coule de mes yeux. Tout mon corps tremble. Accrochées au manche gluant mes mains vrillées continuent de scier, évitent une côte flottante et guident le couteau vers mon sternum. De mes sphincters relâchés s’écoule un mélange visqueux de pisse et de merde qui macule la couette, recouvrant progressivement ce rouge et ce noir vraiment trop inquiétants. Pendant que mes viscères craquent et se déchirent sous les attaques de l’acier je ne vois que ton visage, de plus en plus flou, comme un ballon qui se dégonfle, puis tout devient gris.
Avant de perdre connaissance j’entends une voix lointaine, enjouée et taquine sortir de la cuisine :
— Tu sais, je déconnais pour Tokyo. Il suffit que tu me demandes en mariage et qu’on fasse un bébé et je refuse la mission.
Oups !
Je regarde le couteau qui n’a pas bougé du plateau.
— Tu vois, faut toujours que tu exagères tout.

* Bret Easton Ellis, Jay McInerney, Tony O’Neill, Dan et John Fante, Charles Bukowski, Raymond Carver

Yann Sallet

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